22 – À LA DÉRIVE

Cependant sur le British Queen, la peste continuait ses ravages.

La lutte contre l’épidémie devenait chaque jour plus difficile. Les nombreux cadavres qui pourrissaient sur le navire rendaient l’air absolument irrespirable, les boîtes de conserves qui avaient fait jusqu’alors l’unique nourriture étaient épuisées et il allait falloir manger des aliments suspects.

C’est précisément ce qui faisait l’objet de la conversation des quatre passagers réunis dans la salle à manger.

C’était un Belge appelé Le Clain qui parlait. Ancien étudiant en médecine, il avait quitté l’art de soigner les malades pour embrasser la carrière d’explorateur, plus en rapport avec ses goûts aventureux.

Il se rendait en Australie pour dresser la carte des régions inexplorées. Ses premières études l’avaient qualifié pour prendre la direction des mesures sanitaires, après la mort des médecins à bord. Il était secondé dans son œuvre de dévouement par le naturaliste Towtea, le jeune et déjà célèbre auteur de travaux nombreux sur les capillaires, par le professeur français, Raymond, et enfin par la toujours gracieuse et active Miss Dorothea.

— La lutte est impossible, disait Le Clain. Ce matin j’ai constaté quinze cas nouveaux. Nous n’avons plus les locaux suffisants pour isoler les derniers malades, et ils vont être obligés de rester parmi nous, cela revient à dire que nous sommes tous condamnés et que nous n’avons plus qu’à attendre notre tour. Si nous avions du sérum, peut-être pourrions-nous essayer de résister encore. Mais nous n’en avons pas et notre dernier espoir d’en avoir s’est évanoui avec le départ du médecin de Durban.

— Mais est-ce qu’il n’y a vraiment plus moyen de communiquer avec la terre ? demanda Towtea en se tournant vers miss Dorothea.

— C’est complètement impossible, répondit la jeune télégraphiste. Par suite de la mort de presque tous les hommes d’équipage, les machines du bord se sont arrêtées et personne parmi nous n’est capable de les mettre en mouvement. Il n’y a plus de courant. Mes appareils sont morts.

— Il faut donc nous résigner ?

— Peut-être avons-nous encore un peu d’espoir, répondit Raymond.

Le professeur était resté muet pendant toute cette conversation. Il réfléchissait.

Depuis un instant, il ne quittait pas des yeux un individu qui se trouvait dans la salle à manger, debout devant un sabord et qui leur tournait le dos. Il le désigna du doigt.

— Est-ce que vous connaissez cet homme ? demanda-t-il à ses compagnons.

Ils répondirent tous que non, il y avait seulement quelques jours qu’ils l’avaient aperçu parmi eux.

— C’est sans doute un passager de deuxième classe qui a fui de notre côté, parce que le fléau était trop violent dans l’autre partie du navire.

— Eh bien, reprit Raymond, je suis persuadé que cet homme possède du sérum…

— Du sérum, s’écrièrent-ils tous à la fois, ce n’est pas possible.

— J’en suis certain. Ce matin, comme je passais devant une cabine, j’ai vu par terre, sur le pas de la porte, une capsule de verre brisée. Je l’ai ramassée et j’ai pu me convaincre qu’elle avait contenu du sérum. J’ai voulu savoir qui habitait cette cabine, quel était le possesseur du précieux remède, et, par la porte entrebâillée, j’ai aperçu l’individu que vous voyez en train de ranger dans une boîte un certain nombre de tubes semblables à celui que j’avais ramassé.

— Mais alors, nous sommes sauvés, s’écria Towtea. Je vais lui demander de donner de son remède. Il ne refusera certainement pas et alors nous pourrons recommencer et avec succès cette fois, la lutte contre le fléau…

Il s’était élancé déjà, mais Raymond l’arrêta du geste.

— Ne vous précipitez pas, vous allez peut-être tout compromettre par trop de hâte. Songez que cet individu doit avoir des raisons pour ne pas nous offrir le sérum. Il faut agir avec précaution et nous arranger pour qu’il ne puisse pas refuser…

— Si vous voulez, dit Le Clain, voici comment nous procéderons. L’un de nous ira lui adresser la requête, cependant que les autres se tiendront à portée de sa cabine, prêts à s’emparer des boîtes au cas où il les refuserait. Je crois que l’intérêt général autorise cette violence à laquelle bien entendu, nous ne nous livrerons qu’à la dernière extrémité.

— Bravo, s’écria Towtea. Vous eussiez dû naître général d’armée, le plan est génial. C’est moi qui vais aller parler à ce monsieur, et vous vous placerez tous deux à l’entrée de l’escalier conduisant aux cabines…

Le passager inconnu avait bien compris, en voyant les regards des quatre interlocuteurs dirigés de son côté, qu’il était question de lui.

Il se tenait donc sur ses gardes, et lorsque Towtea lui fit la demande d’avoir un entretien avec lui, il acquiesça d’un geste bref.

— Monsieur, commença le naturaliste, ma démarche est peut-être incorrecte, mais la situation terrible dans laquelle nous nous trouvons nous élève au-dessus des convenances et vous m’excuserez. Nous avons appris que vous possédiez du sérum contre la peste. En ce moment ce sérum est absolument indispensable à la sauvegarde des quelques survivants du navire, et comme c’est nous jusqu’ici qui avons assuré la tâche et le rôle d’infirmiers volontaires, nous vous prions de nous le remettre.

— Monsieur, votre demande me surprend étrangement. Je n’ai jamais eu en ma possession le moindre tube de sérum. Croyez que si j’en avais eu, je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour le mettre à la disposition de votre science et de votre dévouement.

— Monsieur, insista Towtea, il est inutile de nier, on a vu les tubes dans votre cabine…

— On s’est trompé certainement. La peur de la peste a dû produire des hallucinations chez ceux qui vous ont renseigné.

— Non, la personne qui les a vus avait tout son sang-froid et tout son bon sens. Je vois que vous refusez de vous dessaisir de ces tubes précieux. Pourquoi ? je n’en sais rien. Vous en avez dix fois plus qu’il n’en faut pour votre consommation personnelle. Vous n’avez pas juré la mort de nous tous. Songez au nombre de ceux qui ont déjà péri. Songez que le salut des survivants est entre vos mains ? Ne refusez pas de les sauver. Regardez miss Dorothea qui vous observe avec des yeux angoissés, car elle s’est aperçue que vous me disiez non. Elle aussi sera atteinte par le fléau si vous ne nous venez pas en aide. Laisser disparaître tant de beauté, tant de jeunesse… Vous ne le voudrez pas, ce serait monstrueux.

— Brisons là, monsieur, je vous ai déjà donné une réponse, je n’ai pas de sérum. Je ne puis donc vous être utile en rien et je ne désire pas être importuné plus longtemps.

— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, nous allons avoir le regret de nous passer de votre bonne volonté, et nous allons fouiller votre cabine. Ces deux messieurs qui sont là-bas en haut de l’escalier n’attendent qu’un signe de moi.

Au même instant il invitait de la main Raymond et Le Clam à accomplir leur mission et ceux-ci se mettaient en devoir de descendre l’escalier.

Mais ils avaient à peine tourné le dos et descendu une marche qu’un grand cri les figeait sur place et les forçait à se retourner.

— Arrêtez, ou je vous brûle la cervelle !

Qui donc avait crié ?

C’était l’inconnu.

Il avait tiré de sa poche un browning de fort calibre, et il le braquait sur les assistants d’une façon menaçante. Il paraissait fort en colère et semblait disposé à faire un véritable massacre, plutôt que de laisser approcher.

— Vous ne manquez pas d’audace, criait-il, de vouloir pénétrer malgré moi dans ma cabine ! Et de quel droit, s’il vous plaît ? Pour avoir du sérum ? Eh bien oui, j’en ai, mais vous crèverez tous sans que je vous en donne ça. Vous voulez le prendre sans ma permission ? Que l’un d’entre vous essaye… Une balle dans la tête le guérira à tout jamais de la peste et de ses horreurs.

Les passagers qui se trouvaient dans la salle au début de la discussion, mais qui n’y avait pas pris part, s’étaient levés au premier cri. Puis, sous la menace du revolver, ils avaient fui en désordre dans un coin de la salle et ils s’y tenaient terrifiés. Seuls Le Clain et Raymond restaient toujours debout sur le haut de l’escalier, et Towtea se tenait à quelques pas de l’inconnu.

Pendant longtemps ils demeurèrent immobiles de stupeur et d’effroi. Un silence régnait, troublé seulement par les gémissements des moribonds qui venaient du dehors accompagnés du grand bruit de la mer.

Et l’inconnu promenait sur eux un sourire vainqueur et sinistre…

Towtea fut le premier à se ressaisir. Profitant d’un moment où le bandit, fatigué de tenir son revolver braqué, l’avait légèrement incliné vers la terre, il bondit sur lui. Entraîné à tous les exercices physiques, il espérait terrasser facilement cet adversaire. Il le saisit donc à bras le corps et il essaya de le renverser. Au même moment, Raymond et Le Clain, encouragés par son exemple, se précipitèrent, eux aussi, et du fond de la salle, le reste de la troupe reprenant un peu de courage, s’élança à leur secours.

C’en était fait du passager énigmatique.

Il avait les bras immobilisés et ne pouvait pas faire usage de son revolver. Il essaya de se dégager de l’étreinte de Towtea, mais Towtea le tenait et le tenait bien.

Pour comble, son browning tomba sur le parquet. Il était désarmé. Ainsi, un instant avait suffi pour intervertir complètement les rôles. Celui qui triomphait cyniquement tout à l’heure allait être maintenant à la merci de ses persécutés et Dieu sait quel supplice il allait subir en punition de la frayeur où il les avait plongés.

Mais tout à coup on vit une chose incroyable.

Après une série de sauts et de bousculades entremêlés de jurons et de cris de douleur, l’inconnu, le revolver au poing, au haut de l’escalier, fit feu par trois fois.

Successivement Towtea, Raymond et Le Clain tombèrent à terre, mortellement atteints. Que s’était-il passé ? Lorsque le monstre s’était vu immobilisé entre les bras de Towtea et dans l’impossibilité, non seulement de se servir de son arme, mais encore de faire usage de sa force herculéenne, il avait eu l’idée d’une ruse infernale : il avait laissé tomber son revolver. Sans réfléchir qu’il lâchait ainsi la proie pour l’ombre, Towtea s’était précipité pour s’en emparer. Son prisonnier avait les mains libres.

D’un violent coup de poing, il avait renversé le naturaliste. Puis, d’un coup de pied, il avait envoyé le revolver rouler du côté de l’escalier. Il ne lui restait plus qu’à aller le chercher. Sitôt dit, sitôt fait.

Repoussant violemment Raymond et Le Clain qui sautaient sur lui, il s’était élancé à travers la salle, avait saisi son arme et, avait étendu à ses pieds ses trois adversaires.

De nouveau, c’était lui le maître de la situation. Plus personne ne pouvait songer à lui résister et personne, en effet, n’y songeait…

Désormais il put se promener à sa guise dans toute l’étendue du navire. Bien loin d’entendre des cris de menace, c’était un concert de supplications qui accompagnait ses pas.

Le général Gothers, un des héros de la guerre du Transvaal, dont toute la vie était un exemple d’héroïsme et de courage, qui se vantait de n’avoir jamais courbé la tête devant personne, s’était jeté à genoux devant le bandit.

— Du sérum, par pitié, ma fille est gravement atteinte. C’est une pauvre enfant qui n’a jamais fait de mal à personne. Elle n’a que seize ans, c’est affreux de mourir à cet âge…

Le vieillard sanglotait et de grosses larmes coulaient de ses yeux, mais l’inconnu le repoussa durement et passa son chemin.

Lady Melson qui occupait à la Cour d’Angleterre une situation des plus en vue, et dont la morgue hautaine était si intransigeante qu’elle avait même refusé de se mêler aux réjouissances communes pendant la traversée, implorait à ses pieds la vie de son mari mourant :

— Si vous le sauvez, j’obtiendrai pour vous tout ce que vous voudrez de la reine d’Angleterre. Si vous avez commis des crimes, ils vous seront pardonnés. Si vous voulez des honneurs, ils vous seront prodigués.

Un gros marchand de buffles, nommé Von Cordeer, Hollandais à la stature de géant, rendu énorme par une couche fantastique de banknotes dont il s’était tapissé le corps pour qu’elles ne le quittent jamais, se traînait devant lui et lui offrait sa fortune.

— J’ai sur moi trois millions de papiers, disait-il, je vaux trente millions sur le marché de Londres. J’ai des troupeaux, des propriétés dont je n’ai jamais pu faire le tour. Mes serviteurs sont si nombreux que je n’en sais pas le compte. Je vous donne…

Sa figure rouge devenait noire, tant était grande sa crainte de la mort.

Bientôt, pour comble d’horreur, les plus malades anéantis jusqu’alors dans leurs cabines, ayant appris que quelqu’un possédait du sérum, rassemblaient leurs derniers restes de forces et voulaient venir joindre leurs supplications à celles des bien portants.

Enveloppés dans de grosses couvertures, ils essayaient de se traîner… Les uns tombaient devant leur porte, d’autres en montant l’escalier, et le reste venait mourir aux pieds même de l’inconnu… Mais c’était en vain, le bandit restait impassible et ne répondait pas aux prières. Parfois lorsque la demande était trop pressante, pour se débarrasser des importuns, il leur tirait dessus à coups de revolver.

Parfois, comme ivre de meurtre, il se précipitait sur un groupe de passagers, poignardant les hommes, jetant à l’eau les autres, et ne s’arrêtant que lorsque tous les survivants avaient fui.

Aussi ce fut bientôt la fin. Les malades, en sortant de leurs cabines, avaient apporté la contagion dans les régions encore saines du navire. Les passagers valides n’avaient plus eu le courage de prendre des précautions. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient atteints.

En l’espace de quelques jours, ils périrent et le British Queen, ne fut plus qu’un immense cercueil.

Qui eût prédit naguère une fin si triste à ce magnifique vaisseau, lorsqu’il fendait triomphalement de ses formes élancées les flots de l’océan ?

Dans les derniers moments de l’agonie, l’inconnu s’était retiré dans sa cabine ; il se garantissait contre les possibilités de contagion par de fréquentes injections de sérum.

Il n’en sortit que lorsqu’il crut que tout était fini, et il se mit à visiter le navire pour être sûr qu’il ne restait nul survivant.

— Ils sont bien tous crevés, se disait-il… Il était temps car je commençais singulièrement à m’ennuyer, je voyais le moment où j’allais être obligé de les achever tous au revolver. Mais non, ils y ont mis de la bonne volonté, c’est bien fini, plus rien ne remue.

Tout en monologuant ainsi, il avait atteint le pied d’un mât et, machinalement il regardait vers la grande hune. Il poussa soudain une exclamation :

— Mais je ne me trompe pas, il y a quelqu’un là-haut, qui cela peut-il bien être. Juve, peut-être ? Non, il y a longtemps qu’il a dû partir. Hé, là-haut, de la hune, préparez-vous à descendre, si vous ne descendez pas, je vous brûle la cervelle.

Sa voix résonnait étrangement au milieu du silence, et il braquait son revolver vers le milieu du mât…

Le résultat ne se fit pas attendre. On vit apparaître un enfant de quinze ans, déguenillé, maigre, les yeux pleins de terreur, qui dégringola rapidement du mât et vint tomber au pied de l’inconnu.

— Qui es-tu ?

— Je suis Popsy, le petit mousse.

— Que faisais-tu là-haut ?

— J’attendais que la maladie ait cessé.

— Combien y a-t-il de temps que tu es là ?

— Depuis le début. Lorsqu’on m’a dit qu’il y avait la peste à bord, j’ai pensé qu’il n’y ferait point bon rester et que l’air là-haut était meilleur que partout ailleurs ; alors j’ai fait un paquet de provisions, je l’ai porté avec moi, j’ai vécu dans la hune jusqu’au moment où vous m’avez appelé.

— Et tu n’as jamais rien ressenti ?

— Non.

— Tu es bien maigre pourtant…

— C’est qu’il y a deux jours que je n’ai rien mangé, mes provisions étaient épuisées, et je n’osais pas aller en chercher d’autres.

L’inconnu lui tendit un morceau de biscuit et un gobelet d’eau.

— Mange, bois, dit-il, j’ai besoin de toi.

Le mousse s’empressa d’obéir, cependant que son sauveur réfléchissait :

« Qu’est-ce que je vais pouvoir faire de ce gosse ? Il faudra bien que je le tue comme les autres. C’est dommage pourtant, il a l’air intelligent. Il a été, avec sa petite cervelle, plus débrouillard que tous les passagers du British Queen réunis. C’est curieux, il me semble que j’aurais de la répugnance à démolir ce pauvre mousse, maintenant que je l’ai fait causer. J’aurais mieux fait de m’en débarrasser avec une balle de revolver, quand il était en haut du mât. Mais, après tout, pourquoi le tuer, il faut que je songe à sortir d’ici et qui sait s’il ne pourra pas m’aider. Lorsque nous serons sur la terre ferme, il sera temps de réfléchir à ce qu’il convient de faire de lui.

Le mousse cependant avait fini de se restaurer et relevait la tête, interrogateur :

— Viens avec moi, dit l’homme, nous allons visiter le navire pour voir s’il ne reste pas de vivants. Commençons par ici.

Ils montèrent sur la passerelle, mais il n’y avait rien à cet endroit. Ils parcoururent ensuite le premier pont, nul cadavre ne bougea sur leur passage.

Ils se préparaient à descendre à un étage inférieur, quand tout à coup, derrière les deux promeneurs, un grincement aigu se fit entendre :

L’inconnu se retourna brusquement :

— On a remué, dit-il, il n’y a pourtant que des morts ici. Qui a fait ce bruit ?

— Ah ! ne vous affolez pas, répondit le mousse, ce ne sont pas des « défunts » qui ont grincé des dents, mais tout simplement les chaînes des ancres qui se tendent par suite de la marée.

— Par suite de la marée, qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, voilà. C’est maintenant la marée montante et le courant pousse le bateau vers le large. Alors, vous comprenez, comme les ancres restent toujours au même endroit, ça tire sur les chaînes et elles crient, comme vous avez entendu…

— Tiens, voici une chose à laquelle je n’avais pas songé. L’effort de la marée, mais alors… si on lâchait les chaînes, le bateau irait aussi s’échouer à la côte ?…

— Pourvu qu’on choisisse bien son moment… si on le lâchait à la marée montante, il irait se promener vers le large, du côté du pays des requins.

— Crois-tu qu’à nous deux nous pourrions défaire les chaînes.

— Ah ! ce n’est pas bien difficile, je me charge bien de le faire tout seul.

— Eh bien, écoute, tu tiens à sortir d’ici, n’est-ce pas ?… moi aussi, mais nous sommes en quarantaine et si nous équipions une barque, les soldats de Durban nous tireraient des coups de fusil. Voici ce que nous allons faire. Tu me diras le moment de la prochaine marée, nous lâcherons alors les chaînes, le courant nous portera vers la côte, et au moment d’échouer ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à nous échapper à la nage.

— Oui, je veux bien, mais il y a une petite difficulté. Croyez-vous que lorsque les gens de Durban verront que le bateau dérive, ils ne se douteront pas que quelqu’un a défait les chaînes, qu’ils ne prendront pas leurs précautions pour nous empêcher de débarquer ?

— Mais crois-tu que les chaînes ne pourraient pas se casser toutes seules ?

— Ah ! non, ce sont de grosses chaînes d’acier qui ne rompent pas, même quand le temps est mauvais. Je n’ai vu qu’un bateau comme celui-ci dériver qu’une seule fois et encore. C’est parce qu’il était en feu et que le cabestan, où sont enroulées les chaînes, avait brûlé.

— Mais alors nous n’avons qu’à mettre le feu au British Queen, et tout semblera naturel. On ne songera pas à s’opposer à notre échouage… Cours vite dans les soutes et apporte du pétrole, de l’alcool, tout ce que tu trouveras qui puisse brûler… dépêche-toi et à la prochaine marée, nous allumerons l’incendie, nous abandonnerons les ancres.

Comme ils l’avaient décidé, ils le firent. À peine le flux descendant commença-t-il à gonfler les vagues, qu’ils se précipitèrent sur les cabestans, puis ils mirent le feu au navire.

Une flamme immense s’éleva dans les airs. Le British Queen, drossé par le courant, commença à avancer lentement vers la côte.

Il y avait déjà deux heures qu’il progressait d’une façon lente mais sûre.

L’inconnu allait, d’une longue-vue marine, chercher déjà à distinguer à quel endroit approximatif ils allaient s’échouer, quand tout à coup, il eût un sursaut d’étonnement. Il voyait dans sa lorgnette que des mouvements insolites se préparaient sur la côte. Une foule de gens semblait se précipiter à l’endroit vers lequel le navire vraisemblablement, se dirigeait.

Que voulaient-ils ? Piller l’épave ? Mais ils étaient donc fous, les gens qui osaient s’approcher d’un tel foyer de contagion et qui, pour ramasser quelques morceaux de bois brûlé allaient affronter la peste.

L’explication vint bientôt d’elle-même, précise et terrible.

Sur la côte une lueur brillait.

— Le canon, s’écria le mousse.

Presque aussitôt, dans un grand sifflement, un boulet passa sur le pont du navire. On entendit une détonation forte comme un coup de tonnerre qui se répercuta sur toutes les falaises de la côte.

Lorsque l’inconnu voulut se tourner vers son jeune compagnon pour lui répondre, celui-ci avait disparu. Le boulet l’avait atteint en pleine poitrine et jeté en arrière dans la mer.

Désormais les boulets se succédaient rapidement.

Le second enleva une cheminée, le troisième entra dans la coque au-dessous de la ligne de flottaison et fut suivi d’un quatrième.

Le British Queen commença à couler…

Impassible, les bras croisés, faisant face à la côte, semblant braver la mort, sans se soucier de l’eau qui entrait à flots dans les flancs du navire, Fantômas, car l’inconnu, le passager au sérum, c’était lui, regardait pleuvoir les projectiles incandescents.